L’eau’gique #17 : La résilience hydrique des écosystèmes et des sociétés est intimement liée au destin des eaux souterraines

A peine perceptible au milieu du jargon académique habituel, la pointe d’inquiétude – ou serait-ce de l’impatience ? – que l’on ressent à la lecture du papier de Bridget Scanlon et collaborateurs (Nature Reviews, 2023) sonne comme une ultime injonction adressée aux hydrologues et aux gestionnaires de l’eau à intégrer ce fait une bonne fois pour toute : les eaux de surface et les eaux souterraines font partie d’un continuum, elles sont les deux faces d’une même pièce, elles interagissent fortement, et il est donc vain de les traiter séparément. Dans leur article intitulé «  Global water resources and the role of groundwater in a resilient water future », Scanlon et collaborateurs proposent une synthèse de l’état des ressources en eau à l’échelle planétaire, en soulignant le rôle déterminant des eaux souterraines et de leur préservation pour la recherche d’un nouvel équilibre, dans un monde tenaillé par une multitude de contraintes qui entrent en résonance (crise climatique, crise écologique, crise énergétique, crise démographique et j’en passe…).

Les aquifères, ces réservoirs géologiques d’eau souterraine, sont les batteries du système hydrologique planétaire. Ils sont capables d’emmagasiner de très grandes quantités d’eau, ce qui est en déjà très fort en soi, mais en plus de cela, ils relâchent doucement l’eau qu’ils accumulent dans les milieux aquatiques de surface : les rivières, les lacs et les zones humides. Cette fonction naturelle permet à beaucoup de rivières des climats humides ou tempérées de continuer à couler toute l’année, même lorsque les précipitations se font rares ou qu’elles sont totalement captées par une végétation en folie (périodes printanière et estivale). On dit qu’ils permettent de « tamponner » la variabilité hydroclimatique annuelle, voire pluriannuelle dans certains cas, qui dépendent grandement des propriétés physiques et géométriques des aquifères. Cela signifie que les aquifères participent à étaler, dans le temps et l’espace, les arrivées d’eau qui nous parviennent des nuages de façon irrégulière. Schématiquement, il s’agit bien d’une fonctionnalité similaire aux batteries électriques, qui sont capables de stocker de l’énergie sous forme de potentiel électrochimique, avant de la relarguer tranquillement dans le moteur de votre vélo à assistance motorisée, puisque bien évidemment vous ne vous rendez plus à votre travail en voiture depuis belle lurette…

Rien de mieux que de visualiser ces mécanismes d’écoulements souterrains et d’échanges nappe-rivière à l’aide d’une maquette et des explications de Virginie Vergnaud (hydrogéologue, ingénieur de recherche à l’Observatoire des Sciences de l’Univers, Université de Rennes) ci-dessous :

A l’aide d’une maquette expérimentale, Dr Virginie Vergnaud (OSUR, Géosciences Rennes, Université de Rennes) explique le fonctionnement des écoulements souterrains et des interactions nappe-rivière.

Vous l’aurez donc compris, telle une batterie, un aquifère doit se recharger avant de pouvoir remplir son rôle tampon pour les écosystèmes aquatiques en surface ! Sur l’ensemble des continents à l’exception de l’Antarctique, c’est une lame d’eau de 230 mm/an en moyenne qui s’infiltre par les sols vers les profondeurs pour s’ajouter aux nappes, c’est-à-dire à l’eau qui sature l’espace poreux des roches et qui s’y écoule lentement (voir Moeck et al., 2020 ; la recharge médiane est de l’ordre de 50 mm/an à l’échelle du globe). En ordre de grandeur, la recharge annuelle mondiale représente environ 50 fois la totalité des volumes précipités chaque année sur toute la France métropolitaine (Abbott et al. 2019). Bien sûr, il arrive aussi que les eaux de surface participent naturellement et activement à la recharge des nappes, mais ces processus sont soit sporadiques, soit assez localisés. Ainsi, la percolation de l’eau par les sols constitue la plus grande partie de la recharge dans un système peu perturbé par les activités humaines. En termes de dimensions, et seulement pour se donner une idée des grandeurs en jeu, des chercheurs américains estiment que 99,9% de l’eau souterraine qui alimente les eaux de surface n’a généralement pas voyagé plus profondément que ~500 mètres (dans une étude à paraître très prochainement dans Nature Communications, où ces chercheurs se fondent sur une énorme base de données permettant de faire des bilans de masse avec les ions chlorures).

Seulement voilà, en pratique, nous interagissons fortement avec le cycle de l’eau (Abbott et al. 2019). Nous court-circuitons les systèmes hydrologiques en quelque sorte, notamment en pompant l’eau des nappes. Incidemment, cela engendre une baisse de leur niveau, et dans les premières phases de développement d’un pompage nouveau, une baisse du stock des eaux souterraines. Néanmoins, ce qui est paradoxal à première vue, c’est que plus le pompage perdure, moins le déficit des stocks souterrains se creuse… car comme le rappellent Scanlon et collaborateurs (2023), les eaux souterraines sont bien souvent en connexion avec les eaux de surface, notamment les rivières. Un pompage qui dure finira donc par « siphonner » l’eau des réseaux hydrographiques, convergent vers un nouvel équilibre hydrodynamique temporaire. En d’autres termes, en pompant beaucoup dans les nappes superficielles, on finit par prélever beaucoup dans les rivières de façon indirecte. Il apparaîtra que malgré l’augmentation des volumes prélevés en subsurface, les stocks d’eau ne diminuent pas plus que ça… en apparence. Ainsi à l’échelle du globe, il est estimé que les pompages en nappe effectués entre 1960 et 2010 proviennent du capital « stock souterrain » à hauteur de seulement 15% (Scanlon et al. 2023 et références associées) ; les 85% restants proviennent d’un captage indirect des eaux de surface (soit lorsque les pompages induisent des écoulements inversés, des rivières vers les nappes, soit lorsque le débit normalement fourni par la nappe aux rivières diminue sans inversion du sens préférentiel des écoulements…il existe aussi d’autres processus que je n’évoquerai pas ici pour rester concis). En 50 ans, on estime à « seulement » 4 200 milliards de m3 la baisse des stocks souterrains (soit plus de 8 fois le total annuel moyen des précipitations sur toute la France métropolitaine) sur les ~28 000 milliards de m3 pompés dans le monde.

Pourquoi est-ce si important de (re)mettre en lumière cette interdépendance des eaux de surface et de subsurface ? Parce que si on est un observateur, un chercheur, un gestionnaire, qui analyse séparément les débits de rivière et le niveau des nappes, on peut se dire pendant longtemps que ça ne va pas si mal malgré les forts prélèvements effectués dans les milieux. On peut se dire que le milieu supporte plutôt bien la pression qu’on lui met. On peut se dire qu’il n’y pas de quoi s’inquiéter, que la baisse des stocks souterrains s’est stabilisée et que le débit des rivières n’a pas beaucoup baissé, en tout cas pas au delà du minimum « vital »… On est enveloppé d’un faux sentiment de sécurité hydrique pendant des années, des décennies. En réalité, on se met dans un état de vulnérabilité dont on n’a pas conscience, car sans qu’on puisse réellement le sentir, on cultive un équilibre bancale, métastable. Est-ce que cela vous rappelle une situation vécue ? Hum…

Arrive une autre menace. J’ai nommé le réchauffement climatique. Oui, je sais, encore lui, toujours lui, on en a ras-la-casquette ! Donc je vous le fais court : augmentation des températures, augmentation de l’évapotranspiration, intensification des sécheresses, baisse de l’enneigement, baisse des débits de rivière, baisse de la recharge des nappes, assecs plus nombreux et plus longs. C’est là que rapidement, sans crier gare, peuvent s’opérer plus fréquemment, voire durablement, des déconnexions entre les eaux de surface et les eaux souterraines. Et si on continue à prélever dans les nappes sans modération dans ces conditions, les niveaux s’effondrent bien plus brutalement que prévu, parce que la nappe n’a plus d’entité de surface à laquelle « s’accrocher ». A ce moment, les stocks continuent d’être entamés drastiquement et il devient difficile de refaire le plein après des épisodes de stress hydrique.

Pour préserver la ressource et les milieux aquatiques, il est donc absolument nécessaire d’analyser conjointement l’état quantitatif et qualitatif des milieux de surface et de subsurface. Pas seulement l’un et l’autre, mais l’un au regard de l’autre. Il faut affiner notre diagnostic et notre compréhension des échanges nappe-rivière, ainsi que de l’impact des prélèvements et du changement climatique sur ces derniers. Prendre des décisions de gestion à partir d’indicateurs monospécifiques fondés sur les débits de rivière et sur le niveau de quelques piézomètres à un temps t ne suffit plus. En fait, ça n’a théoriquement jamais suffit comme le rappellent Scanlon et al. (2023). Plus que jamais, nous entrons dans une ère différente, et il est nécessaire de travailler différemment, en prenant acte des connaissances accumulées. D’autres façons plus complètes et plus fiables pour appréhender l’état des milieux aquatiques sont possibles et nous les développons déjà, mais il reste à leur donner une vertu opérationnelle.

Je terminerai ici par un exemple : le débit objectif d’étiage (DOE). Le DOE est le débit moyen mensuel au dessus duquel il est considéré que l’ensemble des usages (activités, prélèvements, rejets, …) est en équilibre avec le bon fonctionnement du milieu aquatique (Source : EauFrance). C’est un seuil structurel qui a une valeur réglementaire, puisqu’il fait partie des outils de gestion de la politique de l’eau en France (SDAGE, SAGE, etc.). Sauf qu’une étude scientifique très récente vient remettre en doute la pertinence des indicateurs monospécifiques comme celui-ci dans le but de garantir les équilibres naturels, notamment biologiques. Au delà de la très petite échelle (<100 km²), Mohan et al. (2022) montrent qu’il n’existe aucune corrélation entre la violation des seuils de débits à objectifs environnementaux comme le DOE et l’évolution de l’état biologique des cours d’eau. Face à ce constat, ils invitent experts et gestionnaires à repenser les cadres légaux en y incluant d’autres observations qui sont fortement susceptibles d’impacter la biodiversité aquatique (températures, oxygène dissous, pH, matières organiques, concentrations de polluants, intermittence, connexions nappe-rivière, etc…). L’eau des rivières étant pour bonne partie alimentée par des nappes superficielles, dont l’eau reste à une température appréciable toute l’année (~12 à 14°C), les écosystèmes aquatiques et les sociétés humaines ont plutôt intérêt à très vite se rappeler que la résilience hydrique ne sera possible que si on n’oublie pas trop de s’intéresser à ce qui se passe sous nos pieds.

Jonathan Schuite

Références

Abbott, B.W., Bishop, K., Zarnetske, J.P., Minaudo, C., Chapin, F.S., Krause, S., et al., 2019. Human domination of the global water cycle absent from depictions and perceptions. Nature Geosciences, 12, 533–540. https://doi.org/10.1038/s41561-019-0374-y

Moeck C., N. Grech-Cumbo, J. Podgorski, A. Bretzler, et al., 2020. A global-scale dataset of direct natural groundwater recharge rates: A review of variables, processes and relationships, Science of The Total Environment, 717, 137042, https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2020.137042

Mohan, C., Gleeson, T., Famiglietti, J.S., Virkki, V., Kummu, M., Wang-Erlandsson, L., Huggins, X., Gerten, D., Jähnig, S.C., 2022. Poor correlation between large-scale environmental flow 1 violations and freshwater biodiversity: implications for water 2 resource management and water planetary boundary. Hydrology and Earth System Sciences, 26, 6247–6262. https://doi.org/10.5194/hess-2022-87

Scanlon, B.R., Fakhreddine, S., Rateb, A., de Graaf, I., Famiglietti, J., Gleeson, T., et al., 2023. Global water resources and the role of groundwater in a resilient water future. Nature Reviews Earth Environ. https://doi.org/10.1038/s43017-022-00378-6

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