Votre facture d’eau potable devra gonfler ! Une fatalité pourtant difficilement justifiable.

Attention ! Âmes sensibles, abstenez-vous d’aller plus loin.

Ce qui suit est une bombe. Il faut pouvoir l’encaisser.

Je vais vous démontrer qu’en hydrologie, on peut faire autant, si ce n’est plus, avec moins.

Je vais vous démontrer que, malgré d’amples gesticulations et vociférations de la part des acteurs de l’eau en France, entraînant avec eux des élus roulés dans la farine et des fonctionnaires dupés, il n’y a aucune raison hydrologiquement et économiquement valable pour faire grimper votre facture d’eau potable. A tout le moins avons-nous largement le choix entre plusieurs trajectoires contrastées, ayant des conséquences très différentes sur votre facture, sur le paysage et sur l’environnement. Mais les alternatives à la gestion de l’eau actuelle ne vous sont pas présentées, et on vous fait habilement croire que c’est inéluctable : votre facture d’eau va grimper parce qu’il faut absolument rénover la tuyauterie d’adduction d’eau potable, mais c’est pour le bien des français, des milieux aquatiques et surtout, c’est pour préserver cette ressource incontournable face à la menace du changement climatique ! Avec de telles œillères, savamment placées devant vos jolies mirettes, comment pourriez-vous plébisciter auprès de nos dirigeants d’autres options réalistes, dont celles qui coûteraient moins à la collectivité et/ou celles qui apporteraient davantage de co-bénéfices ?

Évidemment, ceux d’entre vous qui baignent dans le secteur de l’eau se disent peut-être que je suis fou, ou que je le suis devenu. Pour vous, deux possibilités qui sont fonction de votre perméabilité aux arguments rationnels : soit vous vous arrêtez là, sans rancune, soit vous continuez la lecture jusqu’au de cet article au risque d’être secoués, retournés, ahuris.

Pour les autres, les citoyens curieux ou préoccupés par les questions de l’eau ou simplement par leurs finances personnelles, je me fais moins de souci : vous serez conquis. Mais ressortirez-vous indemne de ce cheminement qui met en lumière les défaillances des pouvoirs publics en matière de politique de l’eau ?

Ceci est une chronique de la décroissance positive : la « décroissance au beurre » comme j’aime la nommer. Avec 10 fois moins de moyens financiers, on peut faire mieux… Il suffit pour cela d’injecter un peu de science hydrologique dans notre manière d’appréhender l’eau ! Un comble, pas vrai ?

L’analyse qui suit, je la qualifierais de jancovicienne : un coin de table, une calculette, quelques données sourcées, des hypothèses maîtrisées et, lorsque c’est pertinent, une bonne vieille règle de trois ! Par conséquent, nulle besoin de chercher ici le dimensionnement précis des voies alternatives qui s’offrent à nous quant à l’utilisation des deniers publics pour la préservation des milieux aquatiques. Ce travail est une entame, robuste mais partielle, qui ne fait qu’entrouvrir une porte des possibles : celle d’un monde où chaque euro versé par la collectivité maximise les impacts bénéfiques sur les écosystèmes et la ressource en eau. Les résultats chiffrés que j’avance ici sont à prendre avec une certaine précaution, mais les ordres de grandeur ne mentent pas sur l’état global des choses étudiées. Surtout que mon analyse, contrairement à celle défendue par les organismes socio-techniques, remet au centre de la réflexion un principe de base en hydrologie : rien ne se perd, rien ne créé, l’eau reste l’eau… dans son grand cycle !

Pas très fuites-fuites

Ah quel malheur ! Face aux sécheresses intenses à répétition, notre « manque d’eau » est exacerbé par un réseau d’eau potable ne se sent plus pisser : entre 20 et 25% en moyenne de l’eau injectée dans les réseaux d’adduction1 par les producteurs n’arrive pas aux destinataires, parce que la tuyauterie fuit : l’eau est donc « perdue » ! Quelle horreur ! Quel gaspillage d’eau alors qu’on risque d’en « manquer » ! Fuitée ! Volatilisée, qu’on vous dit ! Disparue (à tout jamais) ! Introuvable ! Aux abonnées absentes !

Bref ! Face à ce scandale qui met « tout le monde d’accord » (au moins sur le constat), il convient d’agir, et d’agir vite : il va falloir s’atteler au remplacement de la tuyauterie vieillotte et défectueuse afin de minimiser drastiquement ces « pertes ». Petit bémol : ça coûte un bras. Un bras de géant ! Selon un rapport commandé en 2022 à une économiste de l’OCDE, Mme Salvetti, par l’Union des Industries et des Entreprises de l’Eau (UIE), et repris en juillet 2023 dans un rapport de mission sénatoriale, il conviendrait d’investir environ 3,7 milliards d’euros par an pour renouveler convenablement le patrimoine hydraulique français (uniquement pour la tuyauterie et les branchements…). C’est colossal, et comme le soulignent les sénateurs dans leur rapport, répétant à l’envie ce qu’on leur sert sur un plateau d’argent : c’est un « mur d’investissement » qui semble difficilement surmontable pour les finances publiques. Où trouver l’argent ? Comment financer les travaux ? Suivez mon regard… Votre facture d’eau mes amis ! Le rapport de l’UIE chiffre la répercussion de l’ordre de 15 à 45 euros par facture annuelle2. Pour faire passer la pilule, il est rappelé que l’eau n’est pas le premier poste de dépense des ménages en France, loin s’en faut, et que lissé sur l’année, l’augmentation pourrait être encaissée… encaissée oui… mais par qui ? Les entreprises qui font dans le tuyau par exemple ?

Les fables de la fontaine

Il y a quand même quelque chose de louche dans tout cela : l’eau, ça reste de l’eau. Elle coule, cette substance. Elle ne disparaît pas comme par enchantement. Et c’est précisément là que le bât blesse !

En réalité, l’eau qui s’échappe des réseaux d’eau potable via les fuites continue simplement son chemin dans le cycle de l’eau… ce cycle de l’eau naturel dont nous l’avons savamment détournée au préalable ! Ainsi, l’eau n’est en réalité pas « perdue » comme on l’entend ad nauseam, elle ne fait que s’infiltrer presque en totalité vers les profondeurs, c’est-à-dire les nappes d’eau souterraine (une petite partie des fuites pourra rester suffisamment en surface pour être évaporée par la végétation, ou finira par ruisseler vers un cours d’eau, mais c’est négligeable par rapport à la quantité réinfiltrée. Pourquoi ? Parce que : 1) uno, il n’y a jamais de forêt dense au-dessus des tuyaux d’adduction, donc peu d’évaporation ; 2) deuzio, lorsqu’un écoulement de surface est décelable, les travaux de réparation ont lieu rapidement et la fuite ne perdure pas longtemps ; 3) troisio, le vecteur gravité pointe vers le centre de la Terre, or les tuyaux se situent entre la surface et le centre de la Terre ; 4) quattro, il n’y a pas que moi qui le dit, regardez ce rapport).

Est-ce que c’est grave, l’eau qui se réinfiltre vers les nappes ? D’un point de vue hydrologique, non. Au contraire, cela contribue à les recharger artificiellement (par opposition à la recharge naturelle, qui provient de l’infiltration directe à travers le sol des précipitations). C’est donc plus d’1 milliard de mètres cubes d’eau par an qui se réinfiltrent dans les nappes souterraines via les fuites du réseau d’eau potable. Ramenés à la France métropolitaine, cela représente une lame d’eau de 1,5 mm/an, à comparer aux 935 mm/an moyens précipités. Pas de quoi émoustiller tout notre cycle hydrologique donc.

D’autant que les aquifères, ces réservoirs géologiques souterrains qui hébergent les nappes, sont les meilleures « batteries » des systèmes hydrologiques que nous ayons. Les meilleures réserves, soit 30% de l’eau douce mondiale ! Elles stockent l’eau en quantité, et sont souvent capables de la restituer assez lentement aux compartiments de surface, puis à la mer. De ce fait, il n’est pas impossible que la fuite en bas de chez vous finisse par être repompée plus loin, ou qu’elle permette à quelques canards de barboter à l’aval. D’un point de vue hydrologique, encore une fois, il n’y a point de gaspillage. L’eau continue son cycle. Nous l’avons simplement détournée un peu de son cours originel.

Oui, mais on va me rétorquer que l’efficience des systèmes d’adduction d’eau potable est sapée par ces fuites. C’est vrai. C’est donc pour cela qu’il faudrait les remplacer, « quoiqu’il en coûte » comme dirait l’autre ! Néanmoins, il s’agit là d’une posture largement contestable. A tout le moins discutable, au sens où les citoyens et leurs représentants devraient pouvoir décider en prenant en compte l’ensemble du paysage hydraulique et hydrologique français. Ce qui n’est pas le cas dans de telles circonstances, hélas.

MAR aux canards

Depuis des décennies, nous adorons bâtir des infrastructures monumentales pour dompter l’eau. N’étant pas satisfaits par son cycle naturel, nous nous sommes permis de défigurer les paysages pour la balancer à droite et à gauche à notre guise. Avec l’avènement du réchauffement climatique qui perturbe déjà grandement le cycle hydrologique en France et ailleurs, nous pensons qu’il conviendrait de toujours plus « innover » et « construire » pour « mieux gérer l’eau ».

Parmi les projets pharaoniques qui ont la cote actuellement, la « recharge maîtrisée » des nappes ou MAR, acronyme anglo-saxon de managed aquifer recharge. Encore une fois, ayant constaté des déficits de la recharge des nappes de façon globale, nous nous sommes mis en tête de contribuer nous-même à les recharger grâce à des infrastructures parfois colossales. L’une des techniques phares de MAR consiste à transporter l’eau provenant d’une rivière ou des stations d’assainissement vers une zone que l’on inonde, afin que l’eau stagnante puisse s’infiltrer dans la nappe sous-jacente. En gros, on fait des grandes bassines sans plastique au fond, car cette fois on ne veut pas « exhumer » la ressource des nappes pour la stocker en surface, comme en Vendée ou dans le Poitou-Charentes pour les « besoins » d’irrigation, mais on veut l’infiltrer. Faut savoir ce qu’on veut, bon sang !

En 2015, les capacités de réinfiltration via la MAR étaient de 32 millions de mètres cube par an en France. Pas grand-chose en vérité, mais la technique est aujourd’hui vantée comme faisant partie du « bouquet de solutions » pour « mieux gérer » l’eau en contexte de changement climatique, et serait vouée à être décuplée dans les prochaines années. De quoi réjouir les pelleteuses et les tuyauteurs une fois de plus !

Alors voilà : d’un côté, on investit pour réduire les fuites des canalisations d’eau potable, qui contribue pourtant à la recharge diffuse des nappes, et de l’autre on ressort le carnet de chèques pour infiltrer de façon concentrée de l’eau que l’on stocke temporairement en surface, abandonnée aux agressions extérieures qui dégradent potentiellement sa qualité et qui tendent à l’évaporer. En somme, on passe deux fois à la caisse pour déplacer le flux, une énième fois. Enfin, quand je dis « on passe à la caisse », c’est surtout « vous ». Pas mal, comme tour de passe-passe, qu’en dites-vous ?

Gaspillage d’eau… ou d’argent publique ?

Combien ça coûte de marcher sur la tête, à défaut de marcher sur l’eau ? J’ai sorti ma calculette, que j’ai frappée de mes gros doigts.

Admettons que nous souhaitions réduire de moitié le volume annuel de fuites actuel, soit 500 millions de mètres cubes par an, et que dans le même temps, nous développions des projets d’infiltration MAR pour réinjecter la même quantité ailleurs.

Pour rénover le réseau d’adduction d’eau potable, comptez 95,6 milliards d’euros en se basant sur un coût de 200 euros par mètre linéaire de tuyau remplacé (estimé dans ce rapport). Pour réinfiltrer l’équivalent des fuites avec des projets de MAR, ajoutez seulement 5,8 milliards d’euros (selon la fourchette basse donnée par cette étude). Cela nous donne un total de 101,4 milliards d’euros au bas mot pour éviter que ça s’infiltre là, tout en s’assurant que ça s’infiltre ici. Merveilleux n’est-ce pas ?

Bien évidemment, ça pleure dans les chaumières pour dénoncer le manque de moyens financiers pour faire face à cette « catastrophe » annoncée de gaspillage de l’eau. Tout le monde veut plus de moyens ! Les hôpitaux, les écoles, les forces de l’ordre, les centres pénitentiaires, les armées, les universités, et… les organismes qui pilotent la stratégie hydrique française ! Alors comment faire pour tout financer ?

Et si je vous disais qu’avec environ 20 % de cette somme, on ne pourrait pas faire la même chose, mais bien plus encore ? Vous seriez conquis en tant que Ministre de l’économie et des Finances Publiques, ou encore en tant que directeur bien Choisy d’une Agence de l’Eau, pas vrai ? Alors voyons voir !

L’arbre qui cache l’enfoiré (c’est moi, l’enfoiré, héhé 😉

Admettons maintenant que l’on souhaite infiltrer l’équivalent de ces 500 millions de mètres cubes d’eau par une amélioration des capacités d’infiltration des sols, directement sur des parcelles agricoles, en particulier celles qui sont un peu en pente et celles dont le sol est un peu en train de mourir (ça ne manque pas). Comment faire cela ? En plantant des arbres par exemple. En tendant vers des pratiques agroforestières. Avec cela, on enrichie à nouveau les sols en matière organique, on améliore leur structure poreuse et donc l’infiltration, on casse les dynamiques de ruissellement de surface en faveur d’une pénétration de l’eau en profondeur, notamment via le réseau racinaire et micellaire. Par conséquent, plus d’arbres à l’hectare équivaut à davantage de millimètres de pluie infiltrée (je ne me focalise que sur les bénéfices hydriques pour le moment).

Soyons raides dingues ! Plantons des arbres sur 4 % de la surface agricole utile française pour y infiltrer 49 mm d’eau précipitée par an et stocker 3,6 mm d’eau verte en plus dans les sols pendant la période estivale (ce qui réduit d’autant les besoins d’irrigation, qui ne sont pas chiffrés ici…). Et le tour est joué ! Cela fait un demi milliards de mètres cubes par an infiltrés supplémentaires directement à la parcelle. Tout cela pour environ 10,1 milliards d’euros, soit 10 % du montant nécessaire pour l’hérésie précédemment décrite (les calculs d’ordre de grandeur sont ici légèrement plus complexes qu’un produit en croix et font intervenir un petit modèle de bilan hydrique de surface tout simple avec quelques hypothèses : doublement de la capacité au champ et de la capacité d’infiltration d’un sol relativement dégradé avec plantation de 200 arbres à l’hectare à 28 € l’unité en coût moyen environné. Voir cette étude pour la capacité d’infiltration et ce rapport de l’AFAC pour le coût des plantations).

En doublant cette somme, nous pourrions subventionner les exploitants agricoles qui souhaitent convertir leur mode de production, tout en les formant, en les accompagnant de façon très poussée, pour qu’ils ne soient pas seuls à supporter le risque, réel ou pressenti, d’une transformation de leurs pratiques du jour au lendemain. Nous arriverions à 20 % du budget. C’est bête comme chou, dont nous pourrions dans le même temps augmenter la production nationale, histoire de mettre du gaz dans l’eau, plutôt que de mettre de l’eau dans le gaz !

Et ça ne s’arrête pas là. Les co-bénéfices d’un passage d’un système agricole conventionnel à un système agricole agroforestier s’échelonnent à différents niveaux : amélioration de la vitalité des sols et limitation de son érosion, diminution du recours aux intrants de synthèse, préservation de la biodiversité, diminution des températures locales, amélioration de la qualité paysagère… Avec un tel investissement, d’autres cases de la transition écologique pourraient être amplement cochées. Je ne m’étendrai pas là-dessus, il existe des tonnes d’articles et de références à ce sujet.

Lesquelles de ces cases seraient cochées dans le cas d’un investissement massif dans le tout-tuyau ? Pour être franc, il y aurait bien un gain d’efficacité énergétique du système de production et d’adduction d’eau potable, mais c’est à peu près tout. Et celui-ci pourrait être obtenu d’une autre manière, notamment en baissant l’utilisation d’eau domestique et industrielle encore davantage, ce qui n’est pas hors de portée… Là encore, les références foisonnent et vous pouvez suivre à ce propos le podcast de l’aventure En Selles, par exemple.

L’alternative que je décris ici n’est pas une utopie. J’utilise des estimations chiffrées et si possible, sourcées. Evidemment, le raisonnement ne s’attache pas à explorer les spécificités locales et n’est que valable pour s’interroger sur la stratégie de gestion de l’eau en France dans son ensemble. En outre, il ne s’agit là que d’ordres de grandeur, à affiner le cas échéant. Bien sûr, lorsque les taux de fuites dans les réseaux sont béants, il faudra très certainement remplacer la tuyauterie. Mais jusqu’à quel point est-il judicieux de le faire, étant donné son coût et vue ce qui serait possible de faire par ailleurs pour préserver l’eau et les écosystèmes avec un investissement moindre, alors les capacités de financement baissent inexorablement ?

Il faut pouvoir discuter démocratiquement des alternatives. Il faut pouvoir en parler aux citoyens et aux responsables politiques et opérationnels.

L’heure est aux choix. Mieux vaut pouvoir les éclairer avant de regretter les trajectoires empruntées.

Adressez-vous à des hydrologues. Questionnez leur indépendance. Choisissez les hydrologues systémiciens !

Déclaration de conflit d’intérêt

A la date de parution de cet article, je déclare n’avoir aucun intérêt strictement personnel, et notamment financier, à préférer un mode de gestion de l’eau plutôt qu’un l’autre. Je ne tire aucun revenu de la plantation d’arbre ou de l’agroforesterie, pas plus que du remplacement de tuyauterie ou du pelletage de bassines à infiltration.

Je déclare faire partie du Conseil d’Administration de l’Association Pour une hydrologie régénérative, qui plébiscite un changement de paradigme pour la gestion de l’eau, fondée sur le triptyque eau-sol-arbre au service d’un paysage capable de ralentir, répartir, infiltrer et stocker l’eau précipitée. J’agis bénévolement pour cette association.

A propos de l’auteur, Jonathan Schuite.

Notes de bas de page :

1 Ceux qui alimentent vos foyers en eau potable pour quelques euros par millier de litres.

2 Soit 13 à 38 centimes supplémentaires par mètre cube (Salvetti / UIE, 2022).

BONUS :

Après la lecture de cet article, je vous laisse apprécier les propos de M. Jean-Luc Ventura, président de l’Union des Industries et des Entreprises de l’Eau, devant la mission d’information sénatoriale sur « la gestion durable de l’eau » en 2023.